"Un petit coin de paradis..." [PV Morin]

..:: Quelqu'un avait vigoureusement poussé les barrières métalliques qui longeaient habituellement la voie désaffectée. Le tas de ferrailles entremêlées gisait, inerte, sur le sol aux dalles défoncées. Buck stoppa sa marche. Ses yeux morts semblaient perdus vers le fond du couloir étroit, sans prendre compte de l'obstacle étendu à ses pieds. Ça sentait la terre retournée. Le carrelage fracassé laissait échapper les relents d'humidité qui s'agglutinaient sous sa surface dallée. L'air était imprégné du parfum d'acier rouillé que les grilles tordues dégageaient comme un souffle d'agonie. Quelque part, au loin, un rat détalla sur un rail cabossé.
Buck tendit l'oreille, alerte. Mais l'animal était déjà trop loin pour qu'il songe à l'attraper. Un soupir rauque s'extirpa de sa gorge, et il cracha au sol. Il se pencha, vérifia la solidité de l'obstacle en appuyant son poids sur la première barre qu'il rencontra, puis entreprit de l'escalader, prudemment. Son corps, mu par un instinct assuré appuyé sur tous les sens qui lui restait, se déplaça sans mal, souple, évitant les grilles les plus bancales qui émettaient des vibrations discordantes lorsque ses mains les frôlaient. Il avança ainsi, tel un reptile énorme, jusqu'à ce que ses pas retrouvent un sol stable et familier.

"Il faudra que je me trouve un nouveau chemin" songea l'aveugle avec détachement, observant du bout des doigts une entaille nette que la ferraille était parvenue à laisser dans son haut de lin aux mailles détendues.

La vieille station n'était pas un lieux des plus chaleureux, et servait surtout de refuge aux voleurs et à certains dealers. Mais les nuisibles y abondaient. Pour un type qui crevait de faim, la réserve de rats qu'elle comportait avait l'étoffe d'un véritable garde manger. A cet instant précis, ce n'était pas le cas de Buck, mais comme tous ceux qui avaient un jour connu la douleur vibrante de la famine, il ne pouvait s'empêcher, au moindre bruit de pattes fuyant dans les couloirs, de lever la tête pour chercher l'origine de ces sons.
Le bout de tunnel au sol dallé débouchait sur la station elle-même. Des bancs arrachés avaient été retournés, servant ainsi d'abri à des sans logis dont l'odeur âcre et poisseuse emplissait les narines. L'air y était plus lourd, renfermé, portant les effluves des tâches de moisissures abondamment développées au plafond. En contrebas, les rails sortis de leur voie avaient l'allure de grands serpents contorsionnés. Buck ne les voyait pas, pas plus que les vieux néons qui grésillaient sur des bouts de taule décharnés, mais comme pour tous les lieux qu'il connaissait, des images inventées se superposaient aux sons et aux odeurs qui s'en dégageaient. La vieille station était un long couloir lumineux, coloré, orné de rouge et de doré, comme la photo ancienne d'un temple asiatique que Buck se souvenait avoir aperçu entre les pages d'un livre.

Avançant le long de l'antique voie de métro, le jeune homme pâle capta les bruits de conversations chuchotées. Il ne changea pas son allure, et plus il approchait, plus les voix se tamisaient. Buck laissa apparaître un rictus amusé. Il passa d'un pas nonchalant devant le petit groupe à présent muet. De jeunes et simples voyous sans envergure, aucun doute là-dessus ; la plupart des gens qui fréquentaient ce lieux connaissaient La Salamandre, cet aveugle désaxé qui venait fouiller les nids de scolopendres géants. Et ceux qui le connaissaient ne manquaient jamais de lui lancer quelques mots, comme si, sachant que leur présence ne lui échapperait pas de toute façon, ils préféraient s'affirmer avant que le jeune homme ne pense qu'ils se dissimulaient. Certains lui lançaient un simple salut, d'autres des railleries tissées de vulgarité. Quand aux autres, ceux qui ne le connaissaient pas, il était rare qu'il ne profitent pas de son infirmité pour l'attaquer. Ceux qui s'y étaient risqué avaient rarement recommencé, soit parce que le peu de réplique de l'aveugle ne leur avait pas donné plus d'effet que de shooter dans un morceau de viande morte, soit parce que Buck n'était alors pas d'humeur à jouer et qu'il s'était mis à mordre et griffer, faisant reculer ses assaillants qui craignaient alors d'être touchés par toutes les maladies du monde si ses ongles bruns et cassés ne faisaient que les frôler. Tous ceux-là apprenaient rapidement que Buck ne possédait en outre jamais rien qu'il transportait - à part peut-être parfois quelques scorpions ou reptiles venimeux qui grouillaient dans ses poches - et c'est pourquoi, la plus grande partie du temps, on lui foutait la paix.
Comme ceux qu'il venait de dépasser n'avaient pas les couilles d'avoir la moindre de ces réactions, Buck se demanda dans quelle catégorie les placer. Ce faisant, il atteignit enfin le deuxième couloir, celui dont l'une des parois étaient effondrée et laissait apparaître un amas de terre fraiche. Le jeune homme s'assit sur le sol froid et ne bougea plus, à présent concentré sur tous les bruits qui l'entouraient, attendant tranquillement d'entendre les bestioles qu'il venait chercher se faufiler entre ses jambes immobiles. ::..

..:: Les grésillements des néons séculaires ne lui parvenaient plus, pas plus que les conversations des derniers spécimens résidents de la station. Ses yeux vides toujours fixés avec indifférence sur la terre qui s'effritait des murs, Buck s'était finalement endormi. Comme à chaque fois, il avait simplement eu l'impression que son cerveau se déconnectait d'un coup, et avait eu juste le temps d'une simple pensée, comme un échos à toutes celles qui venaient de s'éteindre dans son crâne : est-ce qu'il était mort ? Mais il se réveillait toujours, bien vivant, dans la même position que lorsque le sommeil l'avait frappé. Il ne bougeait jamais en dormant, pas d'un cil, aussi l'aveugle songeait avec une certaine inquiétude qu'il risquait un jour de se faire trainer hors des lieux comme un simple cadavre si quelqu'un tombait sur lui.
Il ignorait toujours pourquoi il ne parvenait pas à glisser lentement dans les bras de Morphée, comme la plupart des gens, et ignorait aussi ce qui pouvait bien le ramener chaque fois à la réalité. Ce soir-là, Buck n'eut pas l'occasion de se poser la question. Pour une fois la raison de son réveil lui apparaissait clairement à travers le coup qu'avait reçu son bras gauche, avachi contre son corps. Le choc se répercuta jusqu'à son épaule, faisant vibrer tous les nerfs de son bras. La douleur engourdie n'arracha cependant à l'aveugle qu'un haussement de sourcils stupéfait tandis que ses sens se remettaient en marche pour détailler ce qui l'entourait.

Un jeune homme jura près de lui. Sa voix frôlait le sol, et Buck en déduisit qu'il se trouvait encore à quatre pattes. Il ne s'était jamais posé la question mais peut-être que ce couloir était plongé dans le noir - après tout il n'y croisait jamais personne - car il ne pouvait imaginer que l'on ait pu ne pas s'apercevoir de sa présence alors qu'il s'était allongé en travers de l'allée. A moins peut-être qu'il n'ait tout simplement affaire à un autre aveugle...

- Fuck ! Ca va ?

Buck tourna la tête dans la direction d'où semblait provenir la voix de l'adolescent et se contenta d'afficher un léger froncement de sourcils. Mais son pseudo-agresseur semblait pressé, comme s'il ne voulait pas trainer une seconde dans cet endroit. Et ça, Buck le comprenait. Sa voix s'éleva donc à nouveau pour lui demander s'il n'avait pas vu passer un groupe dont il faisait certainement partie. L'aveugle réprima un ricanement et se décida enfin à se redresser. Son dos craqua méchamment et il dut frotter ses articulations engourdies. Visiblement le garçon qui lui faisait face avait compris son problème de cécité, car il n'avait pas insisté. Mais après quelques instants de silence pendant lesquels Buck frotta son pantalon poussiéreux, l'autre reprit la parole :

- La sortie ? Tu sais pas où y a une sortie ? demanda-t-il d'une voix pressante.

Buck lui sourit, de son sourire peu naturel qui dévoilait des dents ocres aux incisives abimées et tirait sur les muscles de son visage, laissant apparaître une ossature un peu plus dure. Il fourra lentement ses mains dans ses poches, vérifiant qu'il ne s'y trouvait rien - il avait entendu certains dealers conseiller à d'autre de planquer leurs doses dans les poches des SDFs endormis s'ils étaient poursuivis - et décida de croire qu'il s'agissait bien d'un accident.

- La moindre des choses aurait été de t'excuser, gamin, répondit-il enfin d'une voix trainante et un peu râpeuse.

Son esprit n'était pas encore totalement sorti de sa torpeur, aussi lui fallut-il encore quelques secondes avant de continuer en se massant la nuque :

- Moui, je sais où est la sortie, et ça m'étonne de tomber sur quelqu'un qui se risque dans ce trou à rat sans être sûr de savoir comment en sortir.

Sans réfléchir, dans un geste mécanique, Buck approcha une main pour tenter de toucher le vêtement de son interlocuteur, afin de se faire une idée de sa situation. Son odeur lui parvenait maintenant parfaitement, et il sentait foutrement meilleur que la plupart des gens que l'aveugle connaissait. Sans aucun doute le garçon avait-il droit à une douche par jour, un véritable luxe. Au-delà, un parfum jeune, doux, parsemait sa peau. Buck aurait bien aimé tendre sa main vers le visage de l'adolescent afin d'appuyer son observation, mais il s'en garda bien ; l'autre pourrait se montrer agressif en retour, on ne savait jamais vraiment à quoi s'attendre...

- En tout cas, soupira finalement l'aveugle sans perdre son sourire, j'imagine qu'il est tard maintenant. La seule sortie que je connais est par-là (il désigna le couloir duquel un léger courant d'air lui parvenait), mais je te la déconseille, tu risques de t'y faire violer dans l'instant.

Ceci dit, Buck se figea à nouveau, l'oreille tendue, alors que les bruits de pas rapides d'un rongeur résonnaient un peu plus loin. ::..

..:: Buck fronça les sourcils et grimaça, ses lèvres fines se retroussant sur ses dents gâtées, lorsqu'un parfum plus fort encore lui envahit les sinus. Le garçon n'était pas assez prudent. On ne pouvait pas s'exhiber ainsi comme une jeune prince, propre et avenant, dans les coins les plus glauques de Amber. La propreté du jeune éphèbe avait quelque chose d'indécent, qui réveillait dans les entrailles de l'aveugle le goût d'un délicieux tabou. Les sens plus aiguisés à présent, Buck tâcha de confiner ses envies en tendant vers le garçon une expression méfiante.
Celui-ci, cependant, ne semblait pas se rendre compte des effets dangereusement précis que pouvait avoir un simple geste sur son entourage. Il s'excusa, visiblement gêné de ne pas l'avoir fait plus tôt, puis sa voix s'éleva à nouveau alors que la mise en garde de Buck lui parvenait :

- Oh ! Et il n’y en a pas d’autre ?

L'aveugle ne put refréner un nouveau rictus face à la naïveté qui semblait s'écouler du garçon. Il faisait donc à ce point confiance à un inconnu pour le tirer de ce mauvais pas ? Et si Buck n'avait qu'une envie, celle d'entendre les cris et les gémissements du garçon alors qu'il se ferait agripper par des mains sales et robustes à quelques mètres à peine du dernier couloir qui menait à la sortie ? S'il le trompait en lui indiquant une mauvaise direction qui le conduirait du côté des tunnels qui menaçaient de s'effondrer ? Enfin, peut-être au moins l'enfant avait-il moins à craindre que lui des endroits inconnus puisqu'il avait la chance de pouvoir voir où il mettait les pieds...
C'est alors que le garçon le surprit. Semblant se rappeler soudain d'un détail important, il lui assura qu'il pouvait l'observer, le toucher. Que ça ne le dérangeait pas. Cette fois, Buck perdit son sourire. Il referma légèrement les mains, frottant instinctivement ses doigts contre ses paumes. Il ne lui en fallait pas plus pour prendre conscience de la crasse qui tapissait sa peau entière comme un second épiderme. Toucher le garçon ? Poser ses mains répugnantes sur ce cuir fin à l'odeur enivrante ? Hors de question !

Cela faisait bien longtemps que Buck ne s'était pas sentit aussi méprisable. Il secoua la tête pour répondre au garçon. Il voyait suffisamment bien à quel genre de personne il avait affaire, pas la peine d'en demander plus. Ses articulations commençaient à devenir douloureuses, signe d'un manque imminent, et il se sentait d'autant plus indigne de se trouver face à l'enfant.

- Il doit y avoir d'autres sorties, dit-il enfin, braquant son regard aveugle sur son interlocuteur. Mais je n'en connais pas. Je devrais pourtant m'en trouver une aussi, celle que j'empruntais jusqu'à maintenant est devenue dangereuse. Peut-être qu'en suivant simplement les rails... tu trouveras une autre station par laquelle tu pourras rejoindre la rue.

Il enfonça à nouveau ses mains dans ses poches, soucieux de les dissimuler et de ne pas s'offrir de chance de céder à la tentation d'effleurer la peau odorante du garçon. ::..